Le village fantôme de l’île Maline

L’île Maline est une inconnue. Google Map ignore son nom, la commission de toponymie du Québec ne la référence pas. À Kahnawake, territoire auquel elle est rattachée, on l’appelle plutôt North Wall. Elle n’existait pas avant le creusement de la voie maritime du Saint-Laurent, elle dessinait alors une quelconque berge de la rive Sud. Elle est désormais une boursouflure naturelle greffée à la longue digue qui sépare le canal des rapides. Une presqu’île, donc, accessible à pied sec.

L’option la plus simple pour la rejoindre est de traverser la voie maritime en passant par l’écluse Sainte-Catherine, puis de marcher sept kilomètres plein ouest. Une option plus rapide consiste à jouer à l’équilibriste en empruntant le pont levant ferroviaire Saint-Laurent depuis Kahnawake. De l’autre côté du canal, un sentier usé par les passages sur le ballast descend en pente raide vers l’île Maline.

Boisée par endroits, marécageuse à d’autres, cette terre d’à peine un demi-kilomètre carré semble principalement vouée à supporter les deux ponts qui la traversent. Trois cent mètres en aval du précédent, le tablier du pont Honoré-Mercier la survole, l’écrase de quatorze arches de béton. Du béton fissuré, qui s’effrite, qu’il faut renforcer, comme le tablier qu’il a fallu remplacer. L’ouvrage bientôt centenaire nécessite des soins incessants. Un village de travailleurs de la construction s’est installé à son chevet.

Je suis arrivé après l’heure du dernier quart. Les moteurs des machineries étaient froids, les baraquements préfabriqués abritant des bureaux et des salles de repos étaient vides, portes barrées. Seules étaient ouvertes les cabines de toilettes portables, posées à l’abri d’une rangée de conteneurs rouillés autour desquels poussaient les herbes folles. Sous les arches du pont, des amas de matériaux éclectiques, des coffrages tâchés de béton, un échafaudage vertigineux, des engins dont je ne devinais pas l’utilité, vétustes et cabossés, mais apparemment en ordre de fonctionner. Une grande barge aux coques métalliques jaunes défraîchies reposait sur la terre ferme. Sur l’eau, deux autres barges étaient accostées à un ponton branlant. Amarres lâches, bancs déglingués, tableaux de bord hors d’usage, leurs moteurs de 150 chevaux étaient les seuls éléments en bon état du décor.

Je me suis assis sur le siège de jardin le moins défoncé du ponton, sous une pergola au toit blanc immaculé, face au Saint-Laurent qui s’offrait en format panoramique. L’incessant roulement des véhicules sur le pont se mêlait au son du courant. Tout semblait sur le point de crouler ou de couler autour de moi, mais je me sentais étrangement bien. Je me suis demandé si c’était l’emplacement ou l’isolement de ce lieu qui me le rendait plaisant. Mais, en découvrant un vieux pot en plastique de vers de terre soigneusement transformé en cendrier, coincé entre deux planches d’un établi pourri, j’ai compris que ce lieu était habité. Les mégots qui flottaient paraissaient fraîchement fumés et je n’en trouvais nulle part ailleurs sur le terrain. En dépit des apparences, les ouvriers qui travaillaient ici, certainement depuis des années, gardaient l’endroit propre. Un chantier agréable à vivre avec une vue imprenable. Je les imaginais pêcher lors de leurs pauses, faire griller leurs prises sur le bord de l’eau, le pont dans le dos, sourires tournés vers l’horizon. Peut-être même faisaient-ils traîner les travaux pour profiter de leur île secrète plus longtemps ?

Texte publié sur le site de La Traversée / Retour de flânerie Friches et terrains vagues (nov. 2022).

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