Franchir l’Amazonie du Pacifique à l’Atlantique faisait partie de mes rêves. J’avais lu de nombreux récits de voyages et d’aventures qui relataient les péripéties d’un tel parcours : les maladies, la faim ou les Indiens qui emportaient la plupart de ceux qui s’y risquaient. Heureusement, l’odyssée est nettement plus aisée maintenant et, en fait d’aventure, il suffit d’avoir le temps de prendre les nombreux bateaux qui font la navette entre les principales villes disséminées le long des fleuves.
Nous avons commencé notre périple à Iquitos au Pérou. Le port est digne d’une carte postale des années 30. Des dizaines de bateaux-barges rouillés, prenant cargo et passagers, s’alignent sur les bords du fleuve. Autour, une fourmilière de porteurs chargés de toutes sortes de marchandises s’affairent entre les camions et les bateaux, courent après une vache en fuite ou haranguent les voyageurs pour les attirer vers leur bateau. Des vendeurs crient en proposant hamacs, eau, fruits, repas complets, journaux et tout autre article enclin à intéresser les voyageurs en partance.
Pêle-mêle mobiles
Difficile de savoir avec exactitude l’heure de départ d’un bateau, encore plus quand il arrivera à destination. Notre premier trajet jusqu’à la frontière brésilienne devait théoriquement prendre trois jours, mais le premier bateau que nous avons essayé d’embarquer était déjà parti quand nous sommes arrivés au port. Et le lendemain, nous sommes partis avec 18 heures de retard…
Les bateaux proposent à peu près tous les mêmes services, en plus ou moins bien. Le pont inférieur, ou la cale, est réservée au cargo, le pont intermédiaire aux voyageurs et, pour un petit surplus, on peut aussi rester sur le pont supérieur, plus aéré et plus éloigné de la salle des machines. Pas de sièges, pas de couchettes, chacun installe son hamac et entasse ses affaires en-dessous. Certains bateaux peuvent être très surchargés, avec les hamacs collés les uns aux autres. Il n’est pas rare d’avoir un voisin au-dessus ou en-dessous de soi. Autant dire que l’intimité est assez relative. Il existe aussi des cabines, mais plus chères et surtout plus étouffantes.
Comme pour les croisières, la nourriture est comprise. Nous avions quelques inquiétudes à ce sujet car toute l’eau utilisée sur les bateaux, tant pour les douches que pour la cuisine, provient du fleuve. Les cas de dysenterie ne sont pas rares et, la cuisine faisant fi des normes sanitaires auxquelles nous sommes habitués, nous avions prévu fruits et biscuits. Mais devant les assiettes de riz blanc, fèves et poulet bouilli, j’ai craqué – sans que mon estomac fasse de même. Il faut dire qu’avec les longues heures de voyage passées dans le hamac à lire, regarder le paysage et la vie à bord, les moments des repas sont attendus avec impatience.
3 fronteras
Nous sommes arrivés de nuit à la frontière péruvienne. Les douaniers et le capitaine du bateau nous ont vivement conseillés de passer la nuit à bord, la zone de « tres fronteras » où le Brésil, le Pérou et la Colombie se rencontrent n’étant pas des plus sûres. Les trafics de tout genre vont bon train. Et puis cela nous fait économiser une nuit d’hôtel.
Le lendemain, la bonne nouvelle est qu’un bateau part l’après-midi même pour Manaus. La mauvaise, c’est qu’il pleut à torrent. Nous voyageons en moto-taxi, trempés, sac sur le dos dans des rues noyées sous 10 cm d’eau entre les postes frontières péruviens et brésiliens, en passant par la Colombie pour changer de l’argent.
Mais nous voilà au Brésil ! La première impression, c’est que nous allons devoir prendre des cours de portugais car nous ne comprenons pas un mot. Nous avons bel et bien la sensation d’avoir changé de pays : le bateau paraît luxueux et très propre comparé au péruvien. Il part à l’heure exacte, est équipé d’une télévision satellite, propose un bar sur le pont supérieur, un réfectoire et une cuisine impeccables. Il y a même une serveuse qui passe avec une petite clochette entre les hamacs pour annoncer les repas ! Nous n’en croyons pas nos yeux : le voyage s’annonce agréable.
Effectivement, les quatre jours passés sur ce bateau avaient des airs de croisière. Du point de vue du paysage, le fleuve est tellement large que la plupart du temps, on aperçoit seulement une bande verte à la place de l’horizon. Mais ce n’est pas grave, car l’action se passe à bord. Une véritable petite communauté s’est vite formée. Certains profitent du voyage pour vendre des petits bijoux locaux, une esthéticienne s’est occupée des ongles d’une bonne partie des passagères et les fruits achetés dans les ports desservis sont partagés. Tous les soirs, le pont supérieur se transforme en piste de danse, la bière coulant à flot sur fond de Foro brésilien.
Manaus
Après quatre jours de navigation depuis la frontière, nous nous étions habitués à ne voir que du vert parsemé de petits villages et des dauphins de temps en temps. Ainsi, il est difficile d’imaginer qu’une ville de 1.4 millions d’habitants puisse émerger au milieu de la forêt. Cette ville mythique, terre de chercheurs d’or et d’aventuriers de tous genres, avait pour moi une saveur de « Far West ». Malheureusement, nous sommes arrivés trop tard : le centre-ville ressemble à une énorme galerie marchande et la ville dort à 20 heures. Il ne subsiste que très peu des anciennes bâtisses qui auraient pu nous donner un « après-goût » de l’ambiance qui régnait ici jadis.
C’est au théâtre que nous nous sommes remis de cette déception. Le fameux théâtre des Amazones, la fierté de la ville, a été bâti à la fin du 19e siècle par les barons du caoutchouc. Ces derniers auraient voulu y voir chanter la Diva Maria Calas, mais en vain : elle ne fit jamais le voyage. Pas de Diva ce soir, mais l’orchestre symphonique de Manaus joue gratuitement plusieurs fois par semaine. Confortablement installés dans une loge drapée de velours rouge, nous avons droit à une soirée hors du temps, dans un décor merveilleux, qui justifie à elle seule cet arrêt à Manaus.
La rencontre des eaux est une autre attraction de Manaus. La confluence des eaux brunes du Salimoes (Amazone) rejoint les eaux noires du Rio Negro. Le résultat est surprenant : les deux fleuves n’ayant ni la même température ni la même profondeur, ils se longent sans se mélanger sur plusieurs kilomètres.
Les hasards du voyage
Nous sommes restés bloqués presque une semaine à Manaus. Les bateaux pour Belém étant rares, nous avons décidé à mi-chemin de prendre un premier navire jusqu’à Santarem, certains d’en trouver un autre rapidement vers Belém. Seulement, une fois à Santarem, il nous fallait attendre encore plusieurs jours avant de pouvoir embarquer vers Belém. Deux Espagnoles rencontrées à Santarem nous parlent alors d’Alter Do Chao, un petit village à 30 km de là qui, paraît-il, vaut le détour… Et nous avons bien fait de suivre leur conseil, nous sommes arrivés dans un petit paradis : un lac perdu en pleine jungle luxuriante, des plages de sable blanc et fin, une eau douce à plus de 20ºC, des villageois accueillants et la meilleure auberge où nous ayons séjourné jusqu’à présent. Nous devions y rester deux jours, mais nous avons eu du mal à partir au bout d’une semaine !
La saison des pluies arrivant à grand pas, nous devions tout de même en finir avec l’Amazonie. Plus que deux jours de navigation jusqu’à Belém, et c’est sans doute la partie la plus intéressante de cette traversée. Le fleuve se rétrécit et les voies fluviales empruntent des rivières beaucoup plus petites qui nous laissent admirer la diversité des arbres et voir de plus près la vie des habitants de la forêt. Profitant de la proximité des bateaux de passage, ceux-ci viennent en pirogue à notre rencontre et tentent de faire du « bateau-stop » pour remonter le fleuve jusqu’au prochain village. Cela demande une certaine habitude: armés d’une barre de fer, ils s’accrochent au bateau tout en continuant à pagayer, puis escaladent les rambardes en attachant leur pirogue. Nous avons eu droit à de beaux chavirages, mais les plus habiles étaient récompensés par des applaudissements, les divertissements à bord étant rares…
Et puis, au détour d’un bras du fleuve, Belém apparaît finalement, énorme et irréelle. La baie est remplie de cargos et pétroliers, ce qui signifie que l’Atlantique n’est plus très loin. Après 3600km de fleuve parcouru, onze jours de bateau et quatre navires différents, nous avons l’impression d’arriver sur un autre continent.
COUPS DE CŒUR
Alter do Chao : petit village situé à 30km de Santarem, accessible par avion ou bateau, puis en bus de Santarem. Possibilité de faire des excursions en jungle, ou simplement de profiter des plages superbes.
Article paru dans Pax Nouvelles (ex. Express Voyage) les 3 et 4 janvier 2006.