Nous

Nous rentre dans un bar.

– Salut Nou !

– Nousss connard, avec un « s » !

Tout le monde rigole à cause du jeu de mot sur nou-nours.

Mais Nous ne s’énerve pas, il commande une bière et pendant qu’on la lui tire, il va aux toilettes. Nous est d’assez bonne humeur aujourd’hui. Il rentre dans les toilettes qui se ferment à clef, se barricade et ouvre délicatement son manteau vert. Coincé sous son bras gauche, un sac en plastique recouvre une petite bouteille. Il l’attrape à pleine main et la pose sur le bord du lavabo. Il fait glisser le sachet et caresse cette petite bonbonne en fer, toute grise avec un robinet au bout. On dirait un jouet dans ses yeux. Il se dit qu’il a bien mérité une bière, allons-y d’ailleurs ! Il tire la chasse d’eau pour rien, juste pour faire croire qu’il était vraiment aux toilettes. Nous a la tête ailleurs, un peu perdu dans ses pensées. Il sort et se lave les mains, regarde en l’air et voit une affiche colorée avec son nom : « Nous » et un petit dessin au-dessus. Il se demande qui peut bien penser à lui comme ça mais ça lui fait plaisir. Le dessin n’est pas trop ressemblant, Nous n’a qu’une tête et pas trois comme le bonhomme, mais il se dit qu’ils ont dû mal regarder, confondre avec quelqu’un d’autre. Il n’y a personne dans les toilettes alors il décolle l’affiche et il la prend, il la plie et la met dans sa poche arrière. Il regarde son sourire malicieux dans la glace puis retourne dans la salle.

La bière est là, toute prête sur le bar, Nous s’assoit juste en face d’elle. Il la déguste, les yeux dans le vague, une main dans sa poche, à triturer des ballons rouges en plastique.

– Alors Nous, qu’est ce que tu racontes?

Nous pense que celui-là il pue quand il parle, comme si ses paroles avaient le goût d’une diète trop prolongée.

– Rien de spécial, un peu toujours pareil, le travail tout ça quoi.

Nous n’a pas envie de parler aujourd’hui, laissez le penser. Il finit sa bière, fume une ou deux cigarettes, ça lui a laissé le temps de récapituler, organiser ses prochaines actions. Tout est là, il ne lui reste plus qu’à préparer le paquet. Alors une fois la bière finie, il dit :

– Une bière ça suffit hein !

– Oui Nous, une c’est bien !

Il coince la bonbonne sous son aisselle gauche, salut discrètement l’assemblée et rentre chez lui. Il tourne tout de suite à droite pour éviter les rues passantes, il ne faudrait pas laisser tomber la bouteille maintenant ! Il marche en évitant les plaques de glace, en regardant de tous les côtés à chaque croisement, attend les feux verts et arrive enfin dans sa rue, puis devant son immeuble et finalement face aux ascenseurs. Onze étages, l’ascenseur n’en finit pas de monter, il a déjà préparé ses clefs, il ne croise aucun voisin, il pense qu’il ira vérifier le courrier plus tard. La porte s’ouvre sans résistance, et il referme le verrou derrière lui. Il dépose tous ses trésors sur la table: une dizaine de ballons rouges, une petite bonbonne d’hélium dans un sac plastique. Il enlève son manteau vert et va chercher une grande enveloppe avec des bulles dedans. Il a préparé un petit mot aussi. Il emballe tout ça, scotche bien l’enveloppe et écrit l’adresse dessus. C’est pas pratique, il se dit qu’il aurait dû l’écrire avant, alors c’est mal écrit. L’enveloppe en main, le manteau boutonné, Nous ressort, il part à la poste avec son petit paquet sous le bras. Il le fait timbrer proprement par le postier, il vérifie qu’il le met dans le bon panier, s’informe des délais prévus et il retourne à son appartement, le sourire aux lèvres.

Maintenant, Nous passe ses journées assis devant la fenêtre, à scruter le ciel et les toits de la ville. Il ne sort que rarement, le soir seulement, bien après le coucher du soleil. Il sait bien qu’il est encore sûrement trop tôt, mais il a oublié de compter depuis combien de jours le paquet a été posté. Plus le temps passe, moins il ose s’éloigner de la fenêtre. Le matin avant qu’il fasse jour, il s’installe comme une petite dînette, avec de l’eau, des biscuits et des fruits séchés. Il a même pensé au seau pour les besoins pressants.

Son regard s’est fait de plus en plus précis, il a compté de mémoire toutes les rues qu’il fallait passer et il croit même maintenant reconnaître un bout de l’hôpital. Alors c’est là qu’il regarde et un peu plus haut aussi, vers la droite ou vers la gauche selon la direction du vent. Quand les nuages se transforment en brouillard, il se frotte les yeux à tout bout de champ, pour s’éclaircir l’esprit.

Les jours passent. Nous a de plus en plus de mal à se concentrer. Il s’ennuie. Des ballons rouges qui s’envolent dans le ciel, il a cru en voir des dizaines, mais à chaque fois il déjouait bien les hallucinations. Evidemment il se dit qu’il les a peut-être loupés, qu’il a peut-être tourné le dos à la fenêtre au mauvais moment, que ça ne sert plus à rien d’attendre maintenant. Une pensée qui le remplit de chagrin. Alors pour s’occuper, pour penser à autre chose, pour que le temps paraisse moins long, il se rappelle son ami.

« Avec François, on travaillait ensemble à gonfler des ballons. On ne parlait pas beaucoup. Lui en tout cas il ne parlait jamais, et puis c’était à cause du bruit aussi, les bonbonnes d’hélium qui fuyaient. Il y a des jours où on nous donnait des ballons, alors on savait que c’était vendredi, et après le travail on allait sur la colline, jusqu’en haut. On s’allongeait sur l’herbe et on lâchait chacun un ballon. On faisait la course, celui qui allait le plus haut, le plus loin. On ne disait rien. On s’imaginait à la place des ballons, on se voyait tout petit et puis on disparaissait. Et puis il y a eu le problème avec le patron. François il l’aimait pas le patron. Il l’a tapé avec une bonbonne d’hélium. Ça saignait fort, les policiers sont venus, ils ont emmené François. Depuis, je n’ai pas de nouvelles. Ils m’ont dit d’écrire à une adresse, j’ai écrit et je n’ai rien reçu. Alors j’y suis allé à cette adresse, une grande maison comme un hôpital mais avec des murs tout autour. Ils n’ont pas voulu me laisser rentrer. Alors j’ai pensé aux ballons… »

Nous imaginait des ballons, que François gonflerait et lâcherait par la fenêtre de sa chambre. Tout un groupe de ballons, rouges pour qu’on les voie bien. Il avait réussi à voler une petite bonbonne d’hélium qui rentrerait dans une enveloppe et il avait écrit un petit mot aussi : « Tu lâches tous les ballons ensemble et tu les regardes s’envoler. Je serai chez moi à la fenêtre et je les verrai aussi, on saura qu’on les voit tous les deux en même temps disparaître dans le ciel. »

Nous a attendu longtemps. Peut-être qu’il ne les a pas vus les ballons ; peut-être que la lettre n’est jamais arrivée jusqu’à François ; ou peut-être que François n’a pas voulu les lancer les ballons ; peut-être que François il a fait tout ça pour ne plus les voir les ballons. Un jour, Nous a regardé une dernière fois par la fenêtre, et puis il est retourné travailler. En marchant vers l’atelier, il s’est souvenu de la petite affiche dans sa poche arrière, il l’a regardé en haussant les épaules et puis il l’a jeté dans une poubelle. Il se disait que ça ne donnait rien de bon de parler aux gens, ils font semblant d’écouter mais ils regardent ailleurs, et puis un jour ils s’en vont.

 

Nouvelle parue dans le recueil « Nouvelles du Boudoir 2», Les Intouchables (2002).

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *