Remonter la Voie maritime du Saint-Laurent

27 septembre 2023

Après un long portage, je remets mon kayak à l’eau au niveau du parc Chevaliers-de-Colomb, juste en amont de l’écluse de la Côte-Sainte-Catherine. D’ici au lac Saint-Louis, sur douze kilomètres, la Voie maritime du Saint-Laurent se resserre en un canal de cent mètres de large, juste assez pour faire transiter les cargos dans les deux sens. Environ 3000 par an, une dizaine par jour, sans compter les bateaux de plaisance. Une autoroute fluviale pavée d’eau verdâtre, opaque, neuf mètres entre la surface et le fond tapissé de sédiments alourdis d’hydrocarbures. Une eau morte, à peine froissée par le vent, pas même remuée par le courant, personne ne s’aventure à manger les poissons pêchés ici. Un voilier attend son tour devant l’écluse, sas vers l’Atlantique. Je pagaie en direction des Grands Lacs en longeant la berge nord du canal : me protéger du vent d’ouest, me rapprocher des grandes pierres plates qui me serviraient de refuge en cas de passage inopportun d’un cargo. L’ouïe aux aguets pour percevoir les rapides qui grondent de l’autre côté de la digue, je n’entends que les sonorités portuaires en direct de la rive opposée : trois grues chargent des conteneurs dans les cales du Taïga Desgagnés (143 mètres de coque noire et rouge), le grincement des roues d’un convoi ferroviaire, sirènes de camions à reculons, sourd vrombissement de moteurs, même les fumées des étincelantes cheminées industrielles me semblent bruyantes. Sur les quais encombrés se dressent d’immenses iglous noirs : des dômes de stockage de sel, de ciment. Côté digue, des arbres chétifs poussent au milieu des roches, des fils électriques traversent le bleu du ciel, quelques oiseaux silencieux, parfois des cyclistes qui foncent sur la piste de la Voie du fleuve, une croix en bois délavé, vissée sur une pierre en souvenir d’un drame anonyme.

La frontière entre les territoires de la ville de Sainte-Catherine et la réserve mohawk de Kahnawà:ke est nette : elle marque la fin des installations portuaires, des pick-up roulent au ralenti au milieu des friches de la rive sud, des quatre roues foncent à toute vitesse sur les pistes de la rive nord, les cris des goélands à nouveau.

Des centaines de coups de pagaies plus tard apparaissent les ponts qui chevauchent la Voie maritime et annoncent l’arrivée dans le bourg de Kahnawà:ke. Voitures et camions me survolent à 36 mètres d’altitude sur le tablier du pont Honoré-Mercier. Le pont levant ferroviaire est en position basse, signalant qu’aucun cargo n’est en vue. Personne non plus sur les berges de Kahnawà:ke. Les maisons comme la vie semblent tourner le dos à l’eau. Je passe incognito dans la pénombre qui s’installe. À partir d’ici, la digue séparant la Voie maritime du fleuve se résume à un monticule de roches d’à peine vingt mètres de large et quatre de haut. « North wall », l’appellent les Kanien’keha:ka. Buissons et arbres frêles tentent d’y survivre.

J’accélère pour arriver avant la nuit. Je longe les deux kilomètres de la rive de l’île Tekakwitha. La végétation y est plus dense. Elle est inhabitée, sauf en juillet lors du Pow-Wow. Une petite marina à son extrémité ouest, des mâts se mélangent aux cimes. Un coup de sirène retentit derrière moi : un cargo s’annonce, il vient de passer sous les ponts. Je redouble d’efforts pour les cinq cents derniers mètres et sors du chenal de la Voie maritime en même temps que le navire. Sa vague d’étrave me propulse dans le lac Saint-Louis.

26 juin 1959

Le documentaire Un fleuve souverain, réalisé en 1959 par Gordon Sparling et Roger Blais sous l’égide de l’ONF, relate l’inauguration de la Voie maritime du Saint-Laurent, le vendredi 26 juin 1959, par la reine d’Angleterre Élisabeth II et le président des États-Unis, Dwight Eisenhower. Le ton est solennel, les images en couleur sont soigneusement sélectionnées pour glorifier la royauté et le modernisme industriel, en décalage avec la bande-son mielleuse et surannée. On y suit le voyage du Britannia, yacht personnel de la famille royale – 127 mètres de coque bleu marine et rouge étincelante, 220 membres d’équipage, une Rolls-Royce dans les cales – escorté par deux navires militaires. L’arrivée de la flotte aux abords de la Voie maritime se fait à la treizième minute du documentaire. Voix off : « Les rapides [de Lachine] ont toujours été un obstacle à la navigation. La dernière conquête de ces rapides, réalisée par la construction d’une nouvelle voie maritime assure désormais le passage jusqu’aux Grands lacs à la plupart des navires de haute mer. Le Britannia, d’un tonnage vingt-cinq fois supérieur à celui des trois navires de Cartier réunis, pourra remonter le Saint-Laurent jusqu’à Port Arthur [maintenant relié à Thunder Bay, Ontario, au nord-ouest du lac Supérieur]. » La cérémonie d’inauguration a lieu à Saint-Lambert : hymnes nationaux, acclamations, applaudissements, coups de canons, feux d’artifice, discours. La reine, en français : « Je vois dans l’achèvement des travaux, une signification qui dépasse les avantages économiques qui en découleront. » En arrière-plan, les berges à nu de la digue, la rive sud n’est qu’une vaste étendue plane de la même couleur grise du remblai, pas encore encombrée par les six voies de l’autoroute René-Lévesque.

Image extraite du documentaire Un fleuve souverain.

À la 19e minute du documentaire, le Britannia vient de passer l’écluse de la Côte-Sainte-Catherine et vogue vers le lac Saint-Louis « salué par les Indiens de Caughnawaga [ancien nom de Kahnawà:ke] ». Un plan séquence de quinze secondes montre une vingtaine « d’Indiens » en costume traditionnel au milieu d’un décor – trois tipis, deux totems, un canot d’écorce et cinq chevaux fougueux – provenant très certainement de l’Indian Village, une attraction touristique qui attira les curieux à Kahnawà:ke de 1936 aux années 1980. Autour d’eux, des caméramans en chemise blanche, une foule parsemée habillée à la mode de l’époque, des gamins en maillot de bain, debout sur les roches grises qui forment la berge léchée par les vagues des navires. L’Union Jack et le Stars and Stripes volent au vent, peu de mains se lèvent pour saluer les imposants bateaux et leur précieuse cargaison, à l’arrière-plan sont stationnées des dizaines de grosses voitures américaines au milieu d’un vaste terre-plein poussiéreux à moitié vide.

Harley Delaronde avait six ans en 1959. Soixante-cinq ans plus tard, sous les premiers flocons qui tapissent les rues de Kahnawà:ke, il me raconte ses souvenirs de ce vendredi de juin passé au bord de l’eau avec sa famille. Il se demandait alors pourquoi les gens célébraient un ouvrage qui avait fait tant de dommage à leur village. Eux, c’était pour voir la reine qu’ils avaient attendu toute la journée sous un soleil de plomb. Pour patienter, ils s’amusaient à lancer des cailloux sur les débris et déchets qui jonchaient la surface de l’eau suite au dynamitage récent du barrage qui gardait le canal au sec. Quand la flotte arriva enfin, il fut impressionné par les navires militaires et espéra – en vain – qu’ils tirent des coups de canon. Le Britannia suivit, mais la reine ne vint pas les saluer. Il se rappelle encore l’amère déception qu’il avait ressentie. Avant de partir, un de ses oncles lui avait fait croire qu’un escarpin qui flottait devait appartenir à la reine. Il avait tenté de le récupérer. Tout le monde s’était moqué gentiment de sa crédulité d’enfant.

Un article de La Presse daté du 3 juillet 1959 rapporte que la reine fut « fort peinée » de manquer la foule qui s’était rassemblée à l’écluse de Côte-Sainte-Catherine. Il est précisé que « Sa Majesté et le président [Eisenhower] se trouvaient probablement à table à ce moment ». Il n’est pas fait mention de ceux qui l’attendirent à Kahnawà:ke.

Avant

D’abord, les travaux. Ils débutèrent en 1954, le chantier fut vertigineux : 22 millions de verges cubes de sédiments dragués, 52 millions de verges cubes de terre excavée, 11 millions de verges cubes de roche pour former la digue entre le canal et le fleuve, des milliers de tonnes d’acier, cent fois plus de béton, les ponts Jacques-Cartier, Victoria et Honoré-Mercier surélevés, cinq écluses édifiées, 22 000 personnes employées, rien que pour la section canadienne de l’ouvrage. De Sainte-Catherine à Kahnawà:ke, le canal fut creusé à l’intérieur des terres pour éviter les rapides de Lachine. Quand les ouvriers n’y étaient pas, Harley et bien d’autres enfants de la réserve s’aventuraient au fond de cette énorme tranchée. Ils y dénichaient des mèches colorées de bâtons de dynamite dont ils décoraient leurs vélos. Une partie du remblai extrait de ce sol fut déversé dans le fleuve juste à l’ouest du village, recouvrant et combinant cinq îlots en une nouvelle île au sol stérile et aride, que l’on nomma Tekakwitha.

Avant les travaux, les expropriations : 1262 acres du territoire de Kahnawà:ke, soit 10% de la superficie de la localité, furent confisqués sans autre dédommagement que le rachat des maisons riveraines qui durent être démolies ou déplacées.

Au-delà du territoire, Kahnawà:ke perdait son accès au fleuve et la signification même de son nom : « l’endroit au bord des rapides ». Les répercussions – économiques, sociales, politiques, pratiques, environnementales – furent considérables pour la communauté. Une cicatrice qui, encore aujourd’hui, sépare l’histoire contemporaine de Kahnawà:ke entre un avant et un après la Voie maritime du Saint-Laurent.

Image extraite du site https://kahnawakeenvironment.com/project/tekakwithabayandislandrestoration/ montrant le territoire de Kahnawà:ke avant et après la Voie maritime.

Des initiatives locales[1] recueillent les témoignages des anciens pour conserver la mémoire de cet avant. Les journées d’été passées à Johnson Beach, Flat Rocks ou Manhattan Beach, la pêche – tant nourricière que commerciale – qui était si bonne, les petits fruits et les plantes médicinales qu’on allait cueillir dans les buissons près du fleuve, les prairies où paissait le bétail, le traversier qui faisait la liaison avec Lachine, la rive où se rassemblait la communauté.

Aujourd’hui, cargos et kayaks glissent sur la surface de la Voie maritime dans une certaine indifférence à Kahnawà:ke. Les plus jeunes ont pris l’habitude de rejoindre la rive du fleuve en courant sur les rails du pont levant ferroviaire, seul moyen de traverser le canal sur le territoire de la réserve. Le Kahnawà:ke Environment Protection Office (KEPO) œuvre à restaurer un environnement naturel sur l’île Tekakwitha. Un sentiment d’injustice perdure, il s’est traduit en un mouvement politique de protection du territoire ayant pour slogan « Not one more inch ».

[1] Old Kahnawà:ke, livre publié par le Kanien’kehá:ka Onkwawén:na Raotitióhkwa Language and Cultural Center; Sharing Our Stories, projet continu dont les témoignages sont accessibles en ligne : https://www.sharing-our-stories.com

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