Derrière le miroir

[Musique de circonstance : Mirror Mirror (Ghinzu) ou St-Prime (Gros Méné)]

Mexico D.F., 4 novembre 2008. Réveil difficile. Lendemain de veille. Soleil de plomb. Ciel bleu pétrole. Dans la rue : heure de pointe, quatre couloirs de véhicules fumants, le bruit et les odeurs qui vont avec. Il était huit heures. J’étais en sueur. Je suintais la tequila. Parfum de Cuernavaca, la ville du printemps éternel. On avait faim. Besoin d’un peu de gras. On a poussé la porte d’une cafétéria de la calle Molière, on s’est affalés sur des banquettes en cuirette. Pas d’autres clients que nous quatre : deux filles, deux gars qui revenaient d’un beau mariage, qui avaient mal à la tête et qui trouvaient que la radio jouait trop fort.

Le serveur était moustachu, les ventilateurs faisaient voler les nappes en papier. On a avalé du café. Les assiettes sont arrivées. Le serveur m’a tendu la mienne avec un sourire… plus qu’appuyé, genre intense et bourré de sous-entendus. Je mangeais (œufs frits, steak, nopales et frijoles) et le serveur ne me quittait pas des yeux. Il avait le regard brillant, vers 45 ans, un tablier taché. Je me suis essuyé la bouche. Aucune trace de haricots noirs ne me balafrait. Alors quoi ? Il s’est avancé, un grand sourire un peu gêné :

–       ¿Eres el Vampiro Canadiense?

–       Canadien : oui. Vampire : non.

–       ¿Eres el luchador, el Vampiro Canadiense?

Ok, j’étais assis, avachi plutôt, j’avais une casquette et peut-être que le puissant effet des ventilateurs gonflait le tissu léger de mon tee-shirt, mais ça ne devait pas être suffisant pour me donner l’allure d’un lutteur (ou de n’importe quel autre sportif d’ailleurs), même un soir de défaite.

Je dois signaler ici que je suis habitué à ce qu’on me prenne pour un autre : par deux fois, j’étais Sting (de 20 ans mon aîné) et dernièrement Marc Séguin (j’avoue, je n’ai pas eu le courage de contredire la libraire qui avait l’air si heureuse de me croiser). Je ne m’en offusque jamais, je me demande juste si on les prend parfois pour moi.

Bref, mais là, le lutteur en question, un canadien de Thunder Bay formé au catch à Montréal, qui fit ensuite une belle carrière en lucha libre au Mexique, mesurait 1m88, pesait 116 kg, avait des dreadlocks bleues et généralement le visage peinturluré de blanc. Cela ne nous laissait guère de points communs. Le serveur a fini par en convenir, toujours avec le sourire. Au moment de l’addition, une annonce à la radio a fait la publicité de combats de lucha libre qui avaient lieu le jour même à l’Arena México. On savait où on passerait la soirée. On a salué le serveur. Dans la rue, les voitures donnaient maintenant l’impression de glisser, en musique.

On s’est retrouvés dans l’une d’elles en fin d’après-midi. Direction l’autre côté de la ville. Un kilomètre au compteur en une heure de trajet. Toutes les routes bloquées. Un brouillard de gaz d’échappement derrière les vitres fermées des portes barrées. De la fumée encore plus épaisse dans le ciel. Les infos à la radio : un avion s’était écrasé dans le centre. Planté dans un immeuble du quartier de la Reforma. Huit morts en l’air, dont le ministre de l’Intérieur mexicain, et quatre passants. Un attentat ? Un accident ? Le président Felipe Calderón pleurait « un ami cher, un proche collaborateur ». Des hélicoptères nous survolaient, des ambulances tentaient de se dépêtrer du trafic. Un seul mot sur toutes les lèvres des conducteurs et passagers des voitures ralenties : « narcos ». La radio a ajouté que deux responsables de la lutte anti-criminalité étaient à bord. Plus personne n’avait de doutes. Un long silence. Une pensée pour les passants malchanceux. Et le sang s’est remis à couler dans les veines de la ville.

On est arrivés à la nuit tombée aux abords de l’Arena México. Pas de trace d’un masque du Vampiro Canadiense dans les étals des marchés ambulants. Quelques bières pour se réchauffer. Le public avait pris de l’avance. C’était le mardi de l’aficionado et pas mal de personnes dans les gradins étaient masquées. À l’affiche : un hommage spécial à Blue Panthers pour ses 30 ans de carrière ; Dr. Wagner, Hijo del Fantasma, Rey Bucanero, Sangre Azteca, Loco Max et Inquisidor étaient aussi de la partie. Une enceinte crachait ses milliers de watts à quelques mètres de mes oreilles, j’étais hypnotisé par les lumières, les couleurs, les clameurs, les catcheurs luisants sur le ring, l’alcool aussi peut-être.

Je ne me souviens pas de mes pensées, ni des rêves que j’ai faits cette nuit-là. Et le souvenir même de cette journée est probablement contestable (la mémoire est un miroir déformant). Mais chose certaine, j’étais loin de me douter que ce 4 novembre 2008 contenait une bonne partie de la genèse du roman que j’achèverais deux ans plus tard : ¡UBRE!

Fin du récit et début de la fiction.

 

Texte publié sur le webzine Cousins de personne (Septembre 2013).

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