Je me souviens du Yémen

Arrivés à Aden,
en ces jours incertains où les imams,
les yeux tournés vers la nouvelle lune,
les pieds ancrés dans un ancien cratère,
guettent la fin du ramadan.
Air brûlant, accueil bienveillant,
la saleté est à hurler.
Églises, cinémas, couples aux mains enlacées,
malgré le jeûne, restaurants ouverts en journée.
Au Rock Hotel, la réceptionniste en jupe,
sourires et voile léger sur les cheveux,
balcon grand ouvert sur le Golfe.
Un vent de liberté, d’humanité,
rafraichissant après Djeddah.

 

Je me souviens des gamins qui courent les rues,
nous dévisagent à la dérobée, intrigués, attirés.
Dans la crique du vieux port, d’autres petites mains
nettoient des dorades, des requins, des barracudas
sur des tables sanguinolentes entourées d’immondices.
Au détour d’un sentier grimpant au vieux fort turc,
une bande d’enfants, l’aînée n’a pas 8 ans,
posent sagement le temps d’une photo
puis retournent à leur jeu : lancer des pierres
sur le ventre gonflé à craquer d’une chèvre crevée.

 

Je me souviens du marché au qat,
à l’heure où les pick-up Toyota arrivent des montagnes
chargés de branches de feuilles fraîches emballées dans des centaines
et des centaines et des centaines de sachets plastique
rouges, bleus, verts, transparents.
Les hommes palpent et hument, négocient et achètent,
dépensent la moitié de leur paie quotidienne
puis se vautrent à l’ombre, se regroupent ou restent seuls,
mâchent les feuilles des heures durant,
suçant le suc, gonflant une de leurs joues
d’une pelote de hachis végétal euphorisant.
La taille d’une pomme en fin de journée.
Le pays au ralenti tous les après-midis.

 

Je me souviens du départ d’Aden,
taxi collectif 504 Peugeot version familiale,
fils dénudés en place de clefs,
les yeux du chauffeur plongés dans le sac sur ses genoux,
concentrés à sélectionner les meilleures feuilles de qat,
pas même distraits par la route
traversant des paysages désertiques, féériques.
Des 9 passagers, seul un garçon de 10 ans ne rumine pas.
Il suçote une branche dégarnie
blotti contre son grand père édenté
qui broie son qat dans un hachoir à persil.

 

Je me souviens de Taïz
posée sur un haut plateau montagneux.
Souffle court pour explorer la vieille ville,
ruelles étroites ombragées de maisons-tours en pisée,
un ado étudiant le français nous guide,
heureux de parler, fier de montrer,
par-delà les ruines et les détritus.
Un thé dans sa famille,
patriarche curieux, petites filles timides
effrayées par mes longs cheveux blonds.

 

Je me souviens de la route vers Moka,
la proximité de la ville annoncée par les sachets plastique
rouges, bleus, verts, transparents
jonchant les abords de la piste,
accrochés aux branches des arbustes secs,
virevoltant dans les airs,
reliquat des orgies quotidiennes de qat.
L’ancienne capitale mondiale du café ne conserve aucun lustre.
Rues de sable, palmiers, ibis et mer rouge.
Boutres colorés ballotés par la houle,
d’autres échoués sur la plage
face à notre hutte.
Deux lits en paille tressée, un puits pour se rincer,
du pain à la sortie du four, de succulents poissons grillés,
une main pour les manger, l’autre pour chasser les mouches.
La mer bleue, la lagune aux oiseaux, le chantier naval, les pêcheurs à l’épervier.
Les ados troquent la sieste pour une promenade sur la plage
à l’heure tranquille où les Occidentales exhibent quelques parcelles de peau
avant de courir se jeter à l’eau.
Le soir, le village teinté d’ocre
assis sur le sable, regarde le soleil se coucher.
Vagues, vent dans les palmes, criquets et générateur :
le bruit du paradis, la nuit
dans un cocon de qat en Arabie heureuse.

 

J’aimerais oublier Hodeïda.
Accueillis par le président Saleh,
portrait plus grand que nature à l’entrée de la ville
comme à l’entrée de chaque ville
depuis des décennies.
Regards hostiles dans les rues,
hôtel sordide et hors de prix,
Karine heurtée par une voiture
bourrée d’hommes aux rires sournois.
Mais le port, le port ! Nous avait-on dit.
Le plus grand du pays.
À l’aube, une marée de boutres,
retour d’une nuit en mer rouge,
mérous, raies, thons entassés dans des brouettes,
des paniers empilés sur des charrettes
tirées par des ânes éreintés
suintants écailles et viscères.
Bateaux délabrés, pêcheurs épuisés,
mines tristes et sans espoir.
Zola à Hodeïda.

 

Je me souviens de Sanaa.
Derrière les remparts, la vieille ville rêvée.
Vertigineuses maisons-tours en pisée dressées depuis des siècles,
murs ocres, contours des portes et des fenêtres blanchis de chaux
pour se prémunir des djinns.
Eux ne se perdent pas dans le labyrinthe des ruelles.
Eux trouvent leur chemin dans les allées du souk :
tissus, bijoux, effluves de myrrhe,
housses de kalachnikov, jambia,
le poignard recourbé à la ceinture des mâles,
l’arme automatique pour différencier les garçons des hommes,
fiers, sans crainte, une aimable arrogance.
Eux n’ont pas peur des meutes de chiens errants,
qui la nuit font la loi dans les rues et les wadis asséchés.
On les entend aboyer depuis les terrasses sur les toits.
Panorama au crépuscule : un Manhattan de sable
aux façades percées de lumières
rouges, bleues, vertes, blanches.
Les vitraux récitent un conte.

 

Je me souviens de cet amuseur public,
chanson improvisée au rythme d’un tambour,
une petite assemblée nous entoure :
railleries, moqueries aimables mais aussi
hello, assalamu alaykum, bonjour, can I help you?
Oui, le chemin vers cette galerie d’art ?
Celle de Fuad Al-Futaih.
Habillé à l’occidentale, le peintre nous offre du thé,
raconte son parcours en allemand
Düsseldorf et Cologne puis retour à Sanaa
pour ouvrir sa galerie, la première du pays.
Aux murs, peintures et aquarelles,
les yeux doux d’une femme voilée nous émerveillent,
son regard nous observe depuis 1996.

 

Fuad Al-Futaih est mort à Aden en février 2018
Une dépêche trouvée par hasard
Il avait 60 ans, la cause du décès n’est pas précisée
La ville était au cœur de violents combats en janvier
Le Yémen embrasé par la guerre civile depuis 2014
Depuis le dernier printemps du président Saleh
Séparatistes contre loyalistes, chiites contre sunnites, Houtis contre Saoud
Les uns ravagent au nord, les autres ravagent au sud
Aden dévastée
Taïz défigurée
Moka mutilée
Hodeïda démembrée
Sanaa écartelée
Famine et choléra
Le pays à l’agonie

Je regarde les yeux de la femme voilée,
rage et larmes.
Je me souviens du Yémen.

 

Crédits photos: Karine Légeron et Rodolphe Lasnes

P.S.

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