J’habite la ville de Pierre Perrault

J’habite une ville entourée d’eau, mais nous ne savons pas que nous avons égaré nos destins d’archipel. […] J’habite une ville entourée d’eau comme une île, et quelques enfants ne l’oublieront jamais qui ont joué dans l’eau du fleuve depuis belle enfance.

L’Hexagone, 2009

Avec ces passages en exergue de mon récit intitulé J’habite une île, la référence ne fait aucun doute. La lecture de J’habite une ville de Pierre Perrault a précédé la marche. J’y ai repéré des lieux à visiter, des histoires qui pourraient prendre place dans mon récit. Le livre m’a accompagné tout autour de l’Isle, même si je n’ai guère eu l’occasion de l’ouvrir, certainement 200g de trop dans mon sac à dos. Si je ne l’ai pas laissé dans une bibliothèque de rue ou de survie, c’est que mon exemplaire était emprunté à la bibliothèque de La Traversée (je ne l’ai pas encore rendu, mea culpa) et qu’il portait en première page un tampon ex-libris au nom d’André Carpentier; l’objet en devenait plus précieux et finalement pas si lourd. Après le voyage, le livre m’a suivi dans tous mes lieux d’écriture. Je le consultais de temps en temps, sans le relire entièrement, englouti sous bien d’autres références, mais jamais noyé, une bouée de sauvetage quand je perdais le cap.

 

« J’habite une ville, presqu’île de moins en moins île, de plus en plus ville. Ville à étrangler, à taudir, à surpeupler, à emboutir, à embouteiller comme les navires. D’autres vont sur l’eau. D’autres vont sur l’air. J’habite une ville, à peine île, de moins en moins fleuve et mer, de plus en plus ruelle et rue, de plus en plus navire, de moins en moins marine. D’autres vont sur l’eau. D’autres vont sur l’air. » (J’habite une ville, p.67)

 

Cette proximité n’a pas été sans influencer mon écriture. Il est poète, je ne le suis pas. Son style est inimitable. C’est son rythme que plus ou moins consciemment j’ai poursuivi, à ma manière.

Les épisodes de J’habite une ville ont été réalisés pour être diffusés à la radio, les voix des personnages interviewées, le bruit de la vie comme un retour réel sur un instantané, enrobé de la poésie intemporelle de Perrault. Malheureusement, ces émissions radio ne semblent plus disponibles, à part aux archives de l’Université Laval qui conserve le Fonds Pierre Perrault.

Des 39 épisodes qui composaient l’émission, une douzaine sont retranscrites dans le livre. Elles perdent au passage la puissance du témoignage oral, ce marqueur de temps qui enveloppe les mots d’une musique pour les transformer en un chant. Le chant de la vie d’alors, avec son rythme, sa diction, ses intonations. Selon Perrault – et je vois mal comment le contredire – l’oralité est poésie, une poésie lyrique, « une célébration de la parole », comme l’écrit Daniel Laforest dans la présentation de J’habite une ville (p.19).

Pourtant, la poésie des textes de Perrault me parait profiter de ce passage à l’écrit. Impression certainement influencée par ma préférence pour ce support.

 

« Perrault ne travaille pas avec des idées. Il voit des lieux, des gestes et tente d’y ajouter la dimension manquante du langage. Alors pourquoi le Montréal de J’habite une ville reste-t-il beau ? Pourquoi a-t-il l’étoffe d’un poème ? Parce qu’il a un rythme. Le rythme, justement, de ceux qui disent ce qu’ils font, très souvent en même temps qu’ils le font. » (Daniel Laforest, p.20)

 

Intemporelle, sa poésie, parce qu’elle flirte avec toutes les strates du temps, tous les registres de langue, toutes les couches d’expressions propres à un territoire. Qu’il parle du port, des abattoirs, de la Main ou d’un quartier disparu, ses mots rendent le lieu dans son entièreté, son chant remplace le son, suit la cadence des bruits et des mouvements ambiants. Gestes répétitifs du labeur quotidien ; syntaxe scandée comme un refrain, un hymne, un mantra.

La marche suit le même rythme. Une bonne cadence avance au tempo d’une musique jouée par l’orchestre des jambes, des bras, des chaussures, des bâtons et du souffle. Choc sourd des semelles, chuintement des graviers, inspiration, claquement des bâtons, expiration, balancement silencieux des bras, frottement du pantalon : tout s’accorde pour composer une musique répétitive. Le rythme du marcheur heureux qui peut oublier la mécanique pour laisser divaguer son regard et ses pensées.

 

« Tous ces gens de mémoire pour compenser l’écriture, et qui se pressent et qui s’engueulent dans l’entonnoir des ponts d’une ville entourée d’eau. Les naufragés, les naufrageurs, les libres et les révoltés, les illuminés, les païens, les muets qui ne cessent de parler d’un pays où ils sont nés. Tous, à leur tour, un jour ou l’autre, le soir ou le matin, passent ou passeront sous le joug des ponts qu’ils ont eux-mêmes construits ou qu’ils construiront. » (J’habite une ville, p.46)

 

Pierre Perrault est un poète du réel. Un poète de l’instantané pris sur le vif, un capteur d’éclats de réalité, un témoin, un passeur de mémoire. Les tranches de vie contées dans J’habite une ville sont datées. Elles semblent provenir d’un autre monde. Elles documentent ce dont on ne se souviendra bientôt plus. La forme ancienne d’une ville, la voix de ceux qui l’ont fait vivre, de ceux qui l’ont habité, qui en ont dessiné les racines sur lesquelles évoluent aujourd’hui les Montréalais.

J’habite une ville est le récit d’un voyage aux frontières définies, sans un être un récit de voyage. Plutôt le récit d’un lieu, une tranche de vie d’un territoire. Un précieux témoignage.

 

« Nous ne savions pas que, tous, nous sommes navires sans voyage. » (J’habite une ville, p.168)

 

Un sincère remerciement aux éditions de l’Hexagone et à Mathieu Perrault: leur aimable autorisation m’a permis de retranscrire certains passages de J’habite une ville dans mon livre.

À propos de Pierre Perrault, quelques références :

Pierre Perrault: un poète sans bon sens, Radio Canada

Catalogue des documentaires de Pierre Perrault à l’ONF

Lux Éditeur fait un formidable travail de réédition de certains livres de Perrault

Critique de Jean-François Nadeau dans Le Devoir à la sortie de J’habite une ville

Page Facebook consacrée à Pierre Perrault

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